La vie qui s'emploie à la force du coeur

Contes et légendes d'Auvergne : La légende du Matagot

29/04/2014 13:12

L'hiver était tombé sur les Hautes Chaumes, comme un cheval mort. Il avait neigé sans relâche toute la nuit et ce matin, l'on pouvait à peine entrouvrir la porte, bloquée par la poudreuse. Octobre avait tout juste rhabillé les arbres de pourpre, que déjà les couleurs s'étiolaient dans la pâleur glacée. 

La paysanne était passée à l'étable, s'occuper de ses bestiaux : une chèvre et une vache. Il fallait traire ce monde-là, doigts gelés ou pas !

Elle allait récupérer au passage quelqu'onces de grains mélangés, pour faire son pain de la semaine. A peine avait-elle touché la toile du sac qu'une nuée de souris s'éparpilla dans la grange.

"Si c'est y pas malheureux !" Râla-t-elle, "A ce rythme-là on passera pas frimaire, comme y disent !"

Et les jours passèrent, de grisaille en froidure, sans qu'aucune éclaircie ne pointe son audace au-dessus des sommets.

La vieille se lamentait. Faut dire qu'elle était bien seule, depuis que son époux avait été emporté par une mauvaise fluxion de poitrine, contre laquelle on n'avait rien pu. Non pas qu'elle s'entendait si bien avec le Blaize: on n'se disait point mot, on n'se regardait guère, mais on s'cotoyait. Puis surtout on s'tenait chaud la nuit, et les travaux à deux étaient tout de même moins pénibles...

Le fils quant à lui, s'était mis en tête ces idées de révolution, qui avaient rendu folle la lointaine capitale et embrasé le Païs. Bien des p'tits étaient partis courir fortune, ou bien elle ne savait quelle idée saugrenue. On ne les avait jamais revus. La malle poste n'était parfois pas bien prompte à délivrer les lettres dans ces contrées reculées, mais quand même, cela faisait dix ans...

Triste était la paysanne, mais point de place pour la mélancolie tant qu'il reste du travail.

Elle se trouvait pourtant là à rêvasser, à ce moment du soir où l'on distingue encore une lueur rosée au loin, à travers le papier graissé de la fenêtre.

"Miaaww" entendit-elle.

"Bah qu'est qu'c'est qu'ça ?" se demanda-t-elle "C'est y ben possible qu'un chat s'gèle encore les pattes dans le coin. Z'ont dû tous crever, vindiou!"

"Miaaw" répèta la voix.

"Ah ça, j'men vais y voir". Et bon an, mal an, tenta-t-elle d'apercevoir une silhouette avec ses mauvais yeux.

"Aah ! " Cria-t-elle. Un chat venant d'on n'sait où avait bondit juste devant elle. "Tu m'as fait peur. Allez file y a rien pour toi ici !"

Et non, on  n'est pas tendre avec les chats à la campagne. Utiles ou nuisibles, ça dépend...et pourtant !

"Oh mais je ne demande rien. Juste de me tenir un peu au coin de ton feu !" Dit le chat.

La vielle prit peur. "Un chat qui parle ! Nom di Diou ! Va-t-en bête à diable !"

Et elle rentra sans attendre.

La Noël approchait. Les récoltes s'amenuisaient comme peau de chagrin, malgré ses précautions pour se rationner. Il lui avait semblé, depuis quelque temps que les souris s'étaient encore multipliées. Ces maudites bestioles lui volaient sa survie et elle avait beau mettre des pièges, rien n'y faisait : il y en avait toujours plus ! 

La paysanne se surprit à penser que si elle avait eu un chat, il l'aurait certainement débarassée de cette vermine. Mais sauf cette créature qui était venue un soir, point de chat qui traîna dans l'coin !

Elle était assise au coin du feu, perdue dans ses pensées, quand elle entendit gratter à la porte. Une sueur froide lui glissa dans le dos : se pouvait-il que cette bête l'ait entendue ? Alors il ne pouvait s'agir que d'un maléfice...

"Mais si je ne fais rien, dans quelques semaines je n'aurai plus rien à manger...Alors j'crèverai quand même" 

Elle se dirigea lentement vers la porte, tremblante. Le panneau de bois était à peine entrouvert qu'une maigre sihouette se faufila à l'intérieur et alla directement s'asseoir près de la cheminée, là où le sol est chaud.

La vieille ne dit mot. C'était comme si elle avait quelque pitié pour cette petite bête efflanquée. "On dirait un rat", pensa-t-elle.

"Dit, y aurait bien de quoi te nourrir dans la grange, si tu voulais bien. Y a des tas de souris qui m'volent mon grain !"

"Tu m'as prêté ton feu, je veux bien te rendre service, mais si tu veux que je continue à te débarrasser des indésirables, il  faudra que je trouve chaque matin une écuelle de bon lait frais, que tu déposeras dans l'âtre."

"C'est y donc tout ce que tu demandes ? Point d'histoire d'âme ou de pacte que tu voudrais me faire signer ?"

"Je suis un Matagot", dit le chat, "Je protège les foyers qui prennent soin de moi. C'est un échange de bons procédés."

"Bien," dit la paysanne, "il sera fait comme tu l'as demandé. Mais si je m'aperçois que les souris m'enquiquinnent toujours, je te fiche dehors !"

Le Matagot la dévisagea une seconde, ne prit pas la peine de répondre, et reprit sa toilette.

Le lendemain matin, la vieille se dit : "Je ne vais quand même pas gâcher une écuelle de lait si ce maudit chat n'a pas tenu promesse !" Elle avait l'intention d'aller vérifier l'occupation de la grange, quand on chuchota derrière elle : "si point de lait tu ne donnes, point de grain tu n'auras". elle se retourna brusquement mais ne vit rien. "Huuum", pensa-t-elle, "peut-être vaut-il mieux ne pas courir de risque...Mais dame, si les souris ont bien disparu, il se passera des jours avant qu'elles ne reviennent, des jours pendant lesquels je naurai pas à donner de lait, puisqu'il n'y aura pas de souris à chasser !"

Sur ces reflexions mesquines, elle alla faire un tour du côté de la grange et constata, oh miracle, que les souris s'étaient envolées, comme par magie ! Elle se frotta les mains, contente de la bonne affaire, et retourna à ses occupations.

De la journée ni du soir ne vit-elle de chat. "Qu'il aille donc faire ses affaires, celui-là, je n'en aurai pas besoin de sitôt et à moi le lait, pas de gaspillage !"

Au bout du deuxième jour qu'il avait disparu, le chat n'avait toujours pas reparu, les souris non plus. "M'en va m'faire un bon lait chaud ! " se dit la vieille toute jouasse en allant traire ses bêtes. "Et pis c'est Noël. J'ai trouvé deux oeufs ce matin. M'en vas m'faire un bon gâteau !". La traite terminée, elle monta à la grange. Avait-elle tout juste poussé la porte du montadour qu'elle vit venir de toute part, et courir dans tous les sens, ce qui semblait être des milliers de souris ! Le grain était mangé, le foin gâté.

"Au secours !" cria-t-elle. "Matagot ! Matagot ! Viens vite, y a d'la souris partout !".

Mais on ne vit point de museau : le matagot ne revint pas.

Au nouvel an, c'était la disette : le grain avait été dévoré jusqu'au dernier, la vache et la chèvre ni la poule ne donnaient plus, faute de nourriture.

La paysanne survécu tout de même, cet hiver-là. Elle dû manger sa chèvre et ses poules, sa vache avait crevé, et c'est bien affaiblie qu'elle entra au printemps...sans plus rien, ni bêtes ni biens. 

C'est alors qu'elle regretta amèrement de ne pas s'être départie d'un peu de lait chaque matin, pour ce Matagot si précieux, qui au fond ne demandait pas grand chose, lui aurait sauvé la mise et réchauffé les pieds la nuit...

Tout foyer bien avisé sait Matagot choyer, car contre un âtre bien chauffé, et de lait quelques lampées, se saura bien gardé !

Hommage à mes Matagots Chimay (à droite) et Jeanlain (à gauche).

 

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