L'on a beaucoup parlé du petit peuple de Bretagne. Les noms de Korrigans et autres Poulpiquets nous sont familiers et ont émaillé nos enfances. Mais rares sont ceux qui ont rencontré le petit peuple d'Auvergne.
Il est vrai que plus que tout autre, le petit peuple d'Auvergne est facétieux. Il n'aime pas bien être dérangé. C'est tout révérencieux, tout humble et avec beaucoup de persévérence que l'on peut s'en approcher, l'apprivoiser, sans risquer de subir l'un de ses mauvais tours. Car le petit peulple d'Auvergne est comme le climat des montagnes: parfois doux et protecteur, parfois orageux, voire tempesteux...
Le Drac est sans doute celui des lutins au caractère le plus imprévisible. On l'aperçoit le plus souvent sous sa forme de petit homme vêtu d'un costume et d'un bonnet rouges, prêt à jouer un tour à celui qui le contrarie ou refuse de lui rendre service.
On l'a vu changé en brebis égarée, pour attirer le berger et le perdre loin de chez lui, car ce dernier lui avait refusé un morceau de fromage...
Une paysanne avide et pingre l'a pris un jour pour une pelote de laine merveilleuse. Une pelote sans fin qui permettait de tricoter des vêtements chauds pour tout l'hiver, sans devoir changer de fil. Jusqu'à ce qu'elle s'échappe du panier de la vielle femme et se mette à rouler, rouler, rouler, tandis que la vieille, pétrie de cupidité courait, courait, sans jamais s'en rapprocher, si bien que son coeur desséché lâchat et elle mourut sur le champ.
Je me suis longtemps demandée où se cachaient les Dracs, quand ils ne tournaient pas autour de nos récoltes. Vivaient-ils seuls ou en communauté ? Quelles étaient leurs activités ?
J'avais entendu dire que vers le bois de fayards, à une heure de marche de chez moi, on avait plusieurs fois entrevu des lutins vêtus de rouge. Alors je me suis dit qu'il ne coûtait rien d'y aller jeter un oeil.
Je marchais donc dans la forêt, en direction de la clairière aux fayards, lorsque j'aperçus, au loin, une silhouette blanche décharnée et pourtant imposante, qui semblait briller au beau milieu des autres arbres. Je m'approchai et distinguai peu à peu le tronc d'un hêtre plus blanc et plus imposant que les autres. Plus étrange encore, juste derrière, trônait un amas de blocs pierreux d'un aspect peu commun pour la région, tout incrustés de silice.
A pas de loup (ou plutôt de souris...) je me faufilai dans le dédale de roches et remarquai bientôt un trou, comme une embouchure, entre deux rocs massifs.
Je n'avais pas pris la peine d'emmener une torche avec moi, si bien qu'il me fut impossible, cette fois-là, d'aller y regarder de plus près. Faute de mieux, je continuai mon ascension des gigantesques rochers, scrutant de droite et de gauche le moindre indice qui aurait pu témoigner de la présence de Dracs. C'est alors que je remarquai plusieurs petits tas de baies rouges plutôt singulières. Je trouvai bien alentour quelques buissons de myrtilles, quelques brins d'épine-vinette, mais ces baies-là étaient bien trop petites pour y correspondre. Non, décidément ces baies restaient un mystère.
Comme le soleil était déjà bas sur l'horizon je décidai d'emporter quelques baies avec moi, afin d'effectuer des recherches, et d'abandonner l'endroit, pour le moment.
Il faisait nuit quand je poussai la porte de la maison, accueillie par mon Matagot (Ah! Il faudra que je vous conte cette histoire-là aussi...). Sitôt rentrée, je me mis à feuilleter mes livres de botanique, en quête d'information sur les mystérieuses baies rouges, lorsque j'entendis une sorte de grattement qui semblait provenir de la fenêtre : le chat, sans doute. J'ouvrai la fenêtre, distraitement, plongée dans ma lecture. Une petite voix crayeuse s'exclama alors d'un ton sec et aigu :"donne-moi, donne-moi !". Je tournai la tête instinctivement, surprise, en direction de la voix, et pu apercevoir une espèce de petit bonhomme tout renfrogné, pas plus haut qu'une fourmette d'Ambert, qui me dévisageait d'un air réprobateur.
"Bonsoir, petit homme, que puis-je pour toi ?" Lui dis-je, courtoisement, pensai-je.
"Point homme je ne suis, et mon bien je viens reprendre !" me rétorqua le lutin disgracieux. Bien sûr, j'avais espéré que ce fut bien un Drac que j'avais là devant moi, mais son expression me rappela soudain certains méfaits dont j'avais entendu les récits et je m'interrogeai sur le bien-fondé de ma quête. Je tentai de l'amadouer en me faisant conciliante.
"Si j'ai pris ton bien, je ne l'ai pas fait intentionnellement et puis te le rendre." Tentai-je.
"Le rendre tu le dois !"
"Mais encore faudrait-il que tu me dises de quoi il s'agit, quel est ce bien que je t'ai pris ?" Constatai-je démunie.
"Les fruits de l'arbre à pommes !" Lança-t-il sans plus de détails avant de détaler comme un lapin dans la nuit.
Les mots tintaient encore à mes oreilles : qu'avait-il bien pu vouloir dire ? S'agissait-il des baies que j'avais récoltées ? Mais alors se pouvait-il que j'aie réussi à trouver leur lieu de vie ? Et pourquoi appelaient-ils ces baies "les fruits de l'arbre à pommes "?
Que de questions et si peu de réponses. La nuit me porterait conseil mais je me figurai déjà, du haut de mon incompréhension, retourner auprès du Grand Fayard pour y re-déposer ce que j'y avais pris en toute innocence ce, sans avoir pu établir l'origine des baies...
Le lendemain matin, l'esprit reposé, je modifiai légèrement mes plans et m'accordai la matinée pour poursuivre mes investigations, avant de restituer ce que je suspectais être le bien réclamé. Mr le Drac patienterait bien une demi journée...
Le nez dans mes archives d'herboriste, je portai mes lèvres à la tasse de café que je venais de préparer, quand un infecte goût salé me fit recracher le tout ! Je me dirigeai vers la cuisine et ouvrai le bocal de sucre, pour constater que ce dernier avait été remplacé par du sel. Une présomption me sussurait à l'oreille que notre lutin s'avérait plus impatient que je ne l'avais prévu...
Dans la surprise, j'avais laissé tomber l'un de mes livres à terre et m'apprêtai à le ramasser, quand je remarquai qu'il s'était ouvert à la page de l'If. Un if... Et si les baies étaient en fait des arilles d'if séchées ? Mais alors d'où proviendraient-elles, car à ma connaissance, aucun if ne poussait dans la forêt...? Davantage de questions, guère de réponse.
Peut-être pouvais-je espérer en apprendre davantage de la bouche de leur propriétaire, si tant est qu'elles étaient bien ce que notre lutin entendait par "les fruits de l'arbre à pommes".
Le brouillard était tombé d'un coup, comme cela le fait parfois quand les vents s'étiolent. La balade serait moins agréable. Je marchai depuis plus d'une heure en ayant soin de suivre les repères que j'avais laissés la veille, sans toutefois parvenir à localiser le Grand Fayard, que j'avais assimilé à l'entrée du site des Dracs, ou du Drac, car après tout, je n'en avais rencontré qu'un. Je tournai encore un moment, sans succès. Désabusée j'allais me résoudre à rebrousser chemin, quand j'entendis une autre petite voix me chuchoter : "Tu ne le trouveras pas, tu as volé les fruits de l'arbre à pommes". Je tournai la tête en tout sens pour localiser la voix, sans y parvenir. "Mais je revenais pour les rendre, justement." Dis-je en désespoir de cause. "Il faut faire une offrande." "Une offrande, mais quel genre d'offrande ?" Demandai-je à la cantonade. "Il faut que ce soit précieux, aussi précieux que ce que tu as dérobé." Puis la voix disparu.
Cependant, en y réfléchissant, je savais à présent deux choses : les baies étaient bien ce que les Dracs appelaient les "fruits de l'arbre à pommes" et le Grand Fayard délimitait effectivement leur territoire. Je n'avais d'autre choix, en attendant, que de rentrer chez moi, afin de trouver ce qui pourrait apaiser le couroux de notre lutin. Qui sait quel tour j'affronterais à mon retour...
La lune illuminait les arbres griffus de ses lueurs incertaines. Le feu s'était éteint en mon absence et un courant d'air farceur s'ingéniait à souffler systématiquement les flamèches que je parvenais à allumer. Notre ami n'était sans doute pas innocent à ce phénomène. De guerre lasse, j'abandonnai le feu et retournai à mes occupations. Je m'étais souvenue, en chemin, que les Dracs étaient réputés pour leur concupiscence. Un trésor pouvait tenir sa nature de la qualité de ce qui le constituait, autant que de la quantité considérée. Je savais que les graines et les céréales représentaient une richesse pour les Dracs, selon les dires populaires. Je remplissais donc une jatte de grains d'orges, que je disposai nonchalemment dans la cheminée; il faut savoir que les cheminées traditionnelles d'Auvergne font plusieurs mètres de large, ce qui permet de s'asseoir au plus près du foyer ; et tournai le dos à dessein. Au bout de quelques minutes, je perçus une voix familière : "un, deux, trois...". Je me retournai en direction de la cheminée, et qui ne trouvai-je pas assis là, auprès du bol de grains d'orge? Mon lutin chafouin en train de compter les grains.
"Alors, Mr le Drac, combien en comptez-vous ?" interrogeai-je, amusée.
"Non, non, non, il faut que je recommence !" Pesta-t-il. Mon intervention lui avait fait perdre le compte, mais il reprenait de plus belle.
"Vous n'avez plus l'air si intéressé à récupérer vos "fruits de l'arbre à pommes", à ce que je vois ?" "Oh mais se taire, se taire" Se plaignit-il. C'est alors que l'idée me vint : "je me taierai si tu me dis ce que sont ces fruits de l'arbre à pommes et à quoi ils vous servent?". "Bien, bien, mais te taieras ensuite tu feras ?" "C'est promis" "Et les grains d'orge j'emporterai?" ajouta-t-il en ne perdant pas le nord..."Oui, ils seront mon offrande".
C'est ainsi que notre Drac m'expliqua qu'une délégation des leurs partait chaque année, à la recherche des fruits de l'arbre à pommes, pour célébrer la grande cérémonie du même nom, destinée à préparer l'hiver sous de bonnes augures. L'if, ou "arbre à pommes", dans la tradition celte (or n'oublions pas que nos ancêtres Arvernes étaient celtes), représentait à l'époque, la prospérité et la clémence. Il n'avait pas cette connotation mortuaire que les annnées chrétiennes lui ont ensuite infligée. A l'époque de la Toussaint, avant que les premières neiges ne tombent, les Dracs de la délégation revenaient avec les baies séchées, qui serviraient au rituel de protection, autant qu'à grossir les réserves de nourriture nécessaires pour passer l'hiver. Il est vrai que si l'ensemble de l'arbre est toxique, les baies charnues que l'on nomme arilles, otées de leur noyaux, sont nourrissantes et bénéfiques.
La Toussaint se tiendrait dans quelques jours et je ne désespérais pas cette fois, de retrouver le Grand Fayard, s'il m'était permis de contempler, même de loin la grande cérémonie...